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Les poissons dans l'alimentation de l'Antiquité et du haut Moyen-Âge

Athénée, qui écrit au IIè siècle de notre ère, nous dit à propos des Gaulois et autres Celtes : "Ceux qui habitent le long des fleuves, et près de la mer intérieure (Méditerranée), ou extérieure (l'Océan), mangent aussi du poisson, mais rôti, avec du vinaigre, du sel, du cumin, dont ils imprègnent même leur poisson. Ils n'usent pas d'huile; elle leur paraît désagréable, parce qu'on n'y est pas accoutumé chez eux" (Athénée, Les deipnosophistes, IV, 151-152).

La place du poisson dans le régime alimentaire

Les chercheurs estiment que, durant l'âge viking, jusqu'à 25% des calories nécessaires étaient fournies par le poisson en temps normal chez les Norvégiens de la côte.

Ceux qui vivaient à l'intérieur des terres avaient également une bonne quantité de poisson dans leur régime alimentaire, grâce au commerce avec ceux de la côte, qui l'échangeaient contre du bois ou d'autres biens.

Même en Scandinavie orientale, le poisson constituait une nourriture importante, avec le hareng que l'on pouvait pêcher à Bohüslan (Danemark) et dans la Baltique, et le saumon que l'on trouvait dans les rivières et les lacs.

Quels étaient les poissons et fruits de mer consommés en Europe du Nord et de l'Ouest de la préhistoire au haut Moyen-Âge ?

Nous pouvons répondre à cette question grâce aux os retrouvés lors des fouilles archéologiques. Certains os ont été retrouvés lors des fouilles de latrines et semblent avoir été mâchés avant d'être avalés.

Voilà la liste des poissons que l'on a retrouvé dans les niveaux préhistoriques d'Europe du Nord : anguille, carpe, brochet, perche, truite, saumon, carrelet, mulet, loup, morue et aiguillat. On a également retrouvé en Suisse des filets à poisson en ortie, extrêmement résistants, à tel point qu'ils coupent la peau si on essaie de les casser à la main.

Pline cite des poissons vivant dans les rivières gauloises : « les saumons des rivières d'Aquitaine » (Histoire naturelle, IX, 18, 68). Ausone (poète gaulois de langue latine 310-394) dans un poème à la Moselle célèbre l'ombre, le barbeau, le saumon, la lote, la perche, la tanche, l'alose. Il cite le silure, le goujon, l'ablette. Tous ces poissons sont classés en espèces indigènes de nos rivières.

Pour l'âge viking, on trouvait de la morue et du colin dans les eaux extrêmement poissonneuses de l'Atlantique (côtes ouest de la Scandinavie). Le hareng était très présent dans la Baltique et autour du Danemark. Le commerce de la morue et du hareng était d'ailleurs très développé en Norvège.
Les autres poissons d'eau de mer qui étaient consommés étaient l'églefin, la lingue, l'éperlan, le lieu, les poissons plats, la limande et le merlan.

Pour les poissons d'eau douce, nous avons déjà cité le saumon. La principale source pour la consommation de ces poissons vient de Jorvik (York), et du Danelaw en général. On y retrouve, dans les sites archéologiques, principalement du gardon, de la rotengle (gardon rouge), de la daurade et surtout de la perche et du brochet. La truite était également consommée.

En ce qui concerne les fruits de mer et poissons d'estuaire, on a retrouvé autant en Angleterre que dans les établissements viking de Dublin le saumon, mais aussi des huîtres, des coques, des moules, des bigorneaux, de l'anguille et des coquilles Saint-Jacques. Les crevettes étaient également mangées.

Pour résumer, voici la liste des poissons et fruits de mer retrouvés par les archéologues pour les IX et Xè siècles de l'âge viking :

  • Jorvík [York], Danelaw [Angleterre] :
       - poissons d'eau douce : brochet, gardon, rotengle, daurade, perche.
       - poissons de mer : hareng, morue, églefin, lingue, poissons plats.
       - poissons d'estuaire et fruits de mer : huîtres, coques, moules, bigorneaux, anguilles, saumon.
  • Hedeby, Danemark : hareng
  • Jarlshof, îles Shetland : lingue, lieu, morue
  • Dublin, Irlande :
       - poissons de mer : morue, lingue
       - fruits de mer : coques, moules, huîtres, coquilles Saint-Jacques

Ces animaux qui ne sont pas des poissons

Les baleines étaient également une importante ressource en nourriture durant l'âge viking. Les sagas mentionnent fréquemment des conflits très compliqués liés à des disputes concernant les droits légaux des propriétaires du terrain sur la viande, la graisse et les os de baleines échouées.
Il était sans doute très rare que des bateaux sortent pour aller harponner des baleines, et seulement en Islande et aux îles Féroé. Les baleines pouvaient être piégées dans des criques ou des baies à ouverture étroite, où les bateaux les effrayaient et les forçaient à s'échouer, ou bien tuées avec des flèches empoisonnées.
Le vieil Orosius anglais (écrit aux alentours de 890) nous raconte que le chef Ottar venu de Norvège du nord chassait les baleines :

Ac on his agnum lande is se                            Et dans son propre pays, c'est
betsta hwælhuntað: þa beoð                           le meilleur chasseur de baleines : elles sont
eahta and feowertiges elna lange,                   longues de 48 aunes (55 mètres),
& þa mæstan fiftiges elna lange.                     et les plus grandes de 50.
Þara he sæde þæt he syxa                             Et il a dit que lui et cinq autres
sum ofsloge syxtig on twam dagum.                en avaient tuées 60 en deux jours.

le vieil Orosius anglais (39-41)

 Si le nombre de baleines tuées est exact, alors il est probable qu'Ottar et ses cinq hommes aient conduit un banc de petites baleines à aller s'échouer sur la berge, et qu'ils les aient tuées là avec des couteaux et des lances.

Les marsouins et les phoques étaient également chassés. Il est intéressant de noter que le marsouin, considéré comme un poisson, constituait donc une nourriture acceptable lors du carême. La plus importante ressource du phoque était la graisse, qui tenait lieu de beurre ou qui était utilisée pour frire. En revanche, la viande de phoque n'était pas particulièrement appréciée, mais mangée par les paysans qui avaient peu d'autres viandes.

Etaient également consommés en plus différents oiseaux de mer ainsi que leurs oeufs.

Attraper le poisson

Ælfric le grammairien fut abbé de Cernel puis d'Eynsham et a vécu entre 955 et 1010. Dans son Colloque, écrit en latin pour aider les jeunes moines à pratiquer cette langue, on trouve un pêcheur qui explique son art :

Le maître : comment attrapes-tu le poisson ?

Le pêcheur : j'embarque sur mon bateau et je jette mon filet dans la rivière ; et je lance un hameçon  et un appât et des paniers ; et tout ce que j'attrape je le prends.

Le maître : et si les poissons sont impropres ?

Le pêcheur : je rejette ceux qui sont impropres et je garde ceux qui sont bons à manger.

Le maître : où vends-tu ton poisson ?

Le pêcheur : à la ville

Le maître : qui l'achète ?

Le pêcheur : ceux  de la ville. Je ne peux pas en attraper autant que je pourrai en vendre.

Le maître : quels poissons attrapes-tu ?

Le pêcheur : des anguilles et des brochets, des vairons et des turbots, des truites et des lamproies, et tout ce qui nage dans l'eau. Du menu fretin.

Le maître : pourquoi ne pêches-tu pas dans la mer ?

Le pêcheur : je le fais de temps en temps, mais pas souvent, parce qu'il faut beaucoup ramer.

Le maître : qu'attrapes-tu dans la mer ?

Le pêcheur : des harengs et des saumons, des marsouins et des esturgeons, des huîtres et des crabes, des moules, des bigorneaux, des coques, des carrelets et des limandes et des homards, et bien d'autres encore.

Le maître : aimerais-tu attraper une baleine ?

Le pêcheur : ah non !

Le maître : pourquoi ?

Le pêcheur : parce que c'est trop risqué d'attraper une baleine. C'est plus sûr d'aller à la rivière avec mon bateau, que d'aller chasser la baleine même avec beaucoup de bateaux.

Le maître : et pourquoi ?

Le pêcheur : parce que je préfère attraper un poisson que je peux tuer, plutôt qu'un poisson qui peut couler ou tuer, non seulement moi, mais aussi mes compagnons d'un seul coup.

Le maître : néanmoins, il y en a beaucoup qui attrapent des baleines en échappant au danger, et ils en font grand profit.

Le pêcheur : tu as raison, mais je n'ai pas assez de courage pour ça.

Il semblerait que les poissons de rivière aient été attrapés dans des filets, au harpon, ou grâce à des pièges.

Les grands poissons de mer étaient pris dans des filets qui flottaient sous la surface,  et les autres étaient pris à la ligne.

Méthodes de conservation

Le poisson était mangé frais, mais aussi salé, mariné dans le vinaigre, fumé ou séché. Le poisson pouvait aussi être fermenté ou conservé dans du petit-lait.

Pour Theodora Fitzgibbon (Traditional Scottish Cookery, [Fontana:Suffolk] 1980 (p. vii)), la tradition écossaise de poisson salé viendrait directement de l'influence viking.

Fumage des poissons

Le climat froid et sec de la Scandinavie du Nord permettait de conserver le poisson presque indéfiniment en le faisant sécher. Les harengs étaient suspendus sur de larges cadres pour qu'ils soient séchés par le vent froid. C'était aussi le cas des autres poissons (et principalement la morue). C'est toujours fréquent en Norvège aujourd'hui. Le résultat était appelé skreið, c'est-à-dire poisson âcre en norrois. Le skreið était dur comme de la pierre, il fallait donc le préparer pour le manger en le battant et en le pilonnant pour casser les fibres. Il était ensuite mangé avec du beurre.
Ce skreið devint la base d'une célèbre recette scandinave, le lutefisk (sourcé seulement à partir de 1553). La première recette de lutefisk que nous avons se trouve dans un livre de cuisine allemand : Das Kochbuch von Sabina Welserin :

Pour préparer de la morue séchée, par le gracieux seigneur de Lindau, qui était évèque de Constance : Prenez d'abord de l'eau de rivière et ajoutez-y des cendres et de la soude, en assez grande quantité, et trempez la morue séchée dedans. Laissez-la mariner un jour et une nuit, puis égouttez-la et versez dessus  de nouveau la solution de soude décrite précédemment. Laissez encore mariner un jour et une nuit, puis rincez-la deux ou trois fois à l'eau, de manière à ce que le poisson perde le goût de la solution de soude Mettez-le ensuite dans un pot, couvrez d'eau et laissez mijoter sans faire bouillir (sinon il deviendra dur). Laissez cuire approximativement une heure, ensuite sortez-le et salez-le, puis versez dessus du beurre salé et servez. Il faut aussi mettre de la moutarde et on doit battre la morue séchée avant de la faire mariner.

Le lutefisk, comme la préparation viking du skreið, était une technique permettant aux hommes de consommer le poisson séché dur comme du bois, avec la soude qui agissait pour dissoudre partiellement et ainsi ramollir le poisson. Cela étant, le lutefisk n'est pas une recette de l'âge viking.

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